Le large
espace médiatique dénué de critiques, aujourd’hui offert aux techno-prophètes
du transhumanisme, impose à nos consciences assoupies la résonnance de
contre-voix médicales et l’ouverture de contre-voies citoyennes à ce qui serait
désormais le chemin obligé vers notre post-humanité, résultant de la
convergence des NBIC (nanotechnologie, biologie, informatique, sciences
cognitives). Qu’il provienne des soi-disant modérés ou des auto-déclarés
radicaux du transhumanisme, leur discours de combat - stratégique en ce sens
qu’il répond à un objectif global identifié : « La mort de la
mort »[1] - s’articule
autour de plusieurs mécanismes bien précis. Tout d’abord, une sémantique
technomédicale profuse, s’appuyant sur des données scientifiques récentes, mais
transformée en un objet politique invérifiable et donc, selon les
transhumanistes, indiscutable. Le deuxième mécanisme observé est un dénigrement
systématique de tous ceux n’adhérant pas aveuglément à leur vision mécanistique
de la vie et qui seraient considérés comme minoritaires car ne répondant pas à
la « demande sociale », avec l’emploi de termes péjoratifs comme
« bio-conservateurs », « défaitistes face à la mort »,
combattants « d’arrière-garde », acteurs de
l’« obscurantisme »… Le troisième mécanisme est une tactique de
communication visant à faire croire que le débat sociétal a déjà été tranché et
que la bataille du transhumanisme étant gagnée, toute volonté d’y résister
serait vaine.
Bien que
reconnaissant les enjeux éthiques et sociétaux majeurs suscités par un passage
de l’Homme « réparé » à l’Homme « augmenté », il semble
acquis pour les transhumanistes que s’opposer à cette évolution ne serait pas
possible. Pire, ce serait aller contre une idéologie qui se « présente
comme progressiste », faisant émerger un « technopouvoir » qui
« tentera de se substituer au pouvoir politique ». L’Université de la
Singularité (terminologie destinée à symboliser le moment de fusion entre
l’Homme et la machine), dirigée par Ray Kurzweil et largement financée par
Google, réunit pourtant des libertariens prônant une individualité radicale,
que le respect des règles démocratiques et la recherche du bien commun
n’intéressent pas. La volonté eugéniste se découvre, quand Laurent Alexandre
reconnait que « le terme de sur-homme
est très tentant » mais que « sa réutilisation par le nazisme a
achevé de brouiller sa signification ». On peut alors légitimement s’interroger
sur ce qu’adviendra de toutes celles et ceux n’adhérant pas à cette idéologie démiurgique
et prométhéenne techno-centrée, visant à une « transformation radicale de
l’Humanité » par une « domestication de la vie ».
Convoquant la pensée complexe
d’Edgar Morin et la philosophie du « en même temps » de Paul Ricœur,
les médecins, scientifiques et l’ensemble des citoyens doivent se saisir publiquement
de ce débat et réaffirmer deux points essentiels. Le premier point est
qu’accepter voire encourager les progrès scientifiques et médicaux afin
d’améliorer la réparation des maladies et des accidents de la vie n’a rien de
contradictoire avec le fait de s’opposer fermement à une utilisation purement
mercantile – et bien sûr d’abord réservée à ceux qui en auront les moyens – de
ces outils thérapeutiques pour un Homme « augmenté », synonyme
d’inégalités « augmentées » elles aussi. Le deuxième point est qu’on
ne peut accepter sans réagir cette vision libertarienne et/ou saupoudrée de
bonne conscience égalitariste (ce qu’elle ne pourra pas être avec le modèle
proposé) qui veut s’imposer de façon liberticide, dans une toute puissance
assumée, faisant fi des cadres éthiques, moraux et juridiques existants, par
des « transgressions toujours plus grandes et plus rapides […] soulevant
chaque fois une indignation très vite absorbée par un nouveau déplacement des
lignes ».
La force actuelle des
transhumanistes réside aujourd’hui dans leurs capacités financières gigantesques
et leur surface médiatique exempte de contre-pouvoirs critiques. Une analyse
sur le fond et la forme de leurs prises de paroles permettraient pourtant de
mettre facilement en évidence un certain nombre d’hypothèses simplificatrices
et de contre-vérités médico-scientifiques à tonalité idéologique
auto-prophétique. La démesure des discours de ces néo-techno-philosophes est
plus proche de la guerre psychologique et de la désinformation que de la
Philosophie des Lumières dont ils se réclament. Pouvons-nous laisser se
dérouler « ces expérimentations brutales et hasardeuses sur notre espèce,
dont l’Homo sapiens ne sortira pas indemne ?[2]»
, s’interrogeait récemment le père scientifique du premier bébé-éprouvette,
Jacques Testart.
Plus proche du « mythos »
(le récit) que du « logos » (la connaissance), la vision
nanomécanistique des propagandistes du transhumanisme efface également d’un
trait tous les déterminants socio-économiques qui participent aux inégalités
face aux maladies et à l’accès aux soins, tout comme les enjeux démographiques
et climatiques qui menacent déjà notre planète. Dans une volonté assumée de « maitrise
totale de soi et du monde », ils nient une complexité faite d’incertitudes,
de hasards et d’imperfections, choisissant comme solution d’« euthanasier
la mort » et la « domestication de la Nature, comme de la Nature
humaine ». Qu’en sera-t-il des imparfaits, des inadaptés, des
récalcitrants, dans ce monde trans/post-humain, « augmenté » et
totalitaire ? Pour que "l'humanisme, à savoir l'épanouissement
humain, [ne] cède le pas au posthumanisme technologique"[3], chacun doit désormais
prendre ses responsabilités et se positionner.
En tant que médecin, je ne souhaite pas devenir un
« nano-ingénieur » au service d’une idéologie malsaine
techno-prophétique promettant inéluctablement la fin de la mort. En tant que
citoyen, je défends un monde fait de pluralité, d’humanité – certes imparfaite
– et de progrès. Un monde qui ne vise pas la Singularité technologique au
profit d’une minorité, mais un monde où l’on tente de soigner maladies et
inégalités en réfléchissant en toute conscience aux bienfaits, et non à la
toute-puissance, de la science.